CHAPITRE XXX
Le commando de la Force fédérale d’intervention qui se trouvait au Sud ne disposait que de quatre blindés légers destinés surtout à la répression des émeutes, à la poursuite des gangs de pilleurs sur les voies et au ramassage des traîne-wagons, dans les stations qui en faisaient la demande. Stanley Station, la capitale de l’Australasienne, ne disposait pas de véritable flotte de combat pour soutenir une guerre plus importante.
Pour bloquer cette voie secondaire et parfaire l’encerclement ils avaient dû effectuer des détours énormes, roulant toute la journée. Jusqu’à ce qu’ils puissent entrer en communication avec le commando nord venu, lui, quel veinard, par le Réseau des Kerguelen.
À vingt kilomètres de l’objectif ils avaient stoppé, et dix hommes spécialisés dans le sabotage et le minage avaient effectué à pied plusieurs kilomètres pour creuser dans la glace avec des foreuses à huile. Les charges avaient été déposées à plusieurs niveaux et, d’après les estimations de l’Aiguilleur-chef, la banquise s’ouvrirait sur deux cents mètres carrés, au moment même où la mystérieuse locomotive géante essaierait de passer.
Le commando nord avait effectué le même travail et on attendait les réactions des occupants du monstre. L’Aiguilleur-chef Mixew, confiant, s’offrait un bon déjeuner alors que le jour se levait. Tout le dispositif était en place, imparable.
— S’ils tirent un missile nous faisons sauter la banquise.
C’était la consigne unique et indiscutable.
Mixew ordonna qu’on refasse du thé et alluma une cigarette lorsque le radio de son blindé l’appela :
— Voyageur Aiguilleur, le commando nord n’existe plus. Du moins leurs véhicules. Sur les trente hommes, onze survivants qui se trouvaient sur la banquise. Des torpilles monorails…
Sa tasse vide à la main, Mixew se souleva incrédule. Il était épais, lourd, sanglé dans une combinaison noire et argent sinistre.
— Mais voyons… La banquise a-t-elle sauté ?
Soudain le radio haussa le son et un message en clair se répandit dans la cabine de pilotage, énoncé par une voix de femme très exaltée :
— Vous avez trente secondes pour évacuer vos véhicules. Six torpilles monorails à booster vont droit sur vous… Si vous faites sauter la banquise vous serez abandonnés, seuls, sans blindés pour vous protéger, sans nourriture. À vous de choisir, plus que vingt-cinq secondes.
Mixew laissa tomber sa tasse en plastique et crut devenir fou de rage. Le radio se levait, se ruait vers la tourelle. Il voulut l’empêcher de sortir mais l’autre le bouscula. Le pilote de l’engin et le copilote le repoussèrent aussi.
— Plus que vingt secondes… Évacuez, évacuez commando sud… Tous sur la banquise.
Et aussi :
— Si vous la faites sauter vous mourrez abandonnés de tous. Les secours n’arriveront pas avant des jours. Vous êtes sans abri, sans nourriture et on annonce une tempête pour ce soir. Des vents de deux cent cinquante, un raz de marée de congères.
Mixew se rua à son tour vers la sortie de tourelle mais pour hurler :
— Faites sauter la banquise, faites sauter tout de suite.
La mise à feu, un émetteur radio, se trouvait par sécurité dans un petit igloo construit à une centaine de mètres de la ligne. Trois hommes attendaient dans l’abri. L’Aiguilleur en haut de son blindé se rendait compte que le commando s’était éparpillé à droite et à gauche, et que tous ses hommes continuaient de courir aussi loin que possible.
— Revenez ! hurla-t-il. Revenez !
— Plus que dix secondes, lança la voix de la femme toujours haletante. Vos engins vont exploser. Vous serez sur la banquise, seuls, sans possibilité d’être secourus puisque au Nord il n’y a plus de véhicules, peut-être plus de commandos… Écartez-vous de la voie sans faire sauter la banquise et nous vous aiderons à rejoindre une station.
L’aiguilleur regarda alors vers le Nord et vit les torpilles lancées à toute vitesse sur les quatre rails de la ligne. Il pensa à des rats courant à fond de train.
— Non ! hurla-t-il. Faites sauter !
La première torpille atteignait son blindé qui explosa aussitôt. Pour l’Aiguilleur Mixew la dernière image de sa vie fut une sorte de boule de feu gigantesque dont il était le noyau hurlant de terreur, un soleil fantastique.
Les autres blindés explosaient ou prenaient feu quand les tôles portées au rouge s’abattaient sur ceux qui étaient en arrière. Le commando assistait impuissant à la destruction totale.
Dans l’igloo les trois hommes se regardaient, hésitants. Jusqu’à ce que l’adjoint de Mixew, un Aiguilleur de première classe, accoure :
— Faites sauter la banquise ! Faites sauter… Mais qu’est-ce que vous attendez ?
Les trois hommes le fixaient bizarrement. Les rescapés commençaient de refluer vers l’igloo, encore sous le choc de cette Apocalypse de feu et de bruit qui, en quelques secondes, les laissait sur la banquise sans ravitaillement, sans abri et sans matériel adapté.
— Vous entendez ce que je dis ?
L’Aiguilleur porta la main à son pistolet spécial, comme s’il allait dégainer, lorsqu’un des commandos posa sa main sur son bras.
— Un instant. Si on fait sauter on se coupe du Réseau des Kerguelen. Et qui viendra à notre secours ?
— L’ordre était formel… Vous le savez aussi bien que moi.
Les autres hommes approchaient silencieux mais visiblement inquiets pour leur avenir.
— Vous entendez ?
Un grondement lointain faisait vibrer l’air glacé et frémir la banquise. Ils tournèrent leur visage vers le Nord et aperçurent le point noir qui fonçait vers eux.
— La locomotive géante.
— Faites sauter.
L’Aiguilleur sortit son arme et menaça les trois hommes de l’igloo.
— Rentrez là-dedans et lancez le signal radio. Il faut que cette saloperie soit détruite.
— Une femme nous a promis de nous embarquer pour nous déposer dans la prochaine station.
L’Aiguilleur se tourna vers le jeune homme qui avait osé parler.
— Taisez-vous !
— Voyageur Aiguilleur, dit-il respectueusement, c’est notre dernière chance. Vous le savez très bien. Nous ne tiendrons pas vingt-quatre heures sans vivres et sans abri. Il y a une tempête qui doit souffler avant la nuit. Dites-nous ce que vous comptez faire pour nous ramener vivants à notre base.
— Vous osez…
Froidement l’Aiguilleur tira trois balles sur lui et le jeune soldat s’écroula mort. Alors un de ses copains prit son arme et abattit l’Aiguilleur d’une seule balle.
— C’est la locomotive, ça ?
Elle approchait, commençait de ralentir. Méfiante, Yeuse se demandait si les rails n’allaient pas céder au moment où elle approcherait du tas de ferrailles en train de brûler. Les quatre véhicules n’étaient plus identifiables.
Gus remontait de la cale et s’installait dans le fauteuil de copilote.
— Enfin, soupira-t-elle, j’ai cru que vous n’aviez pu remonter.
— Les rails sont tordus par la chaleur et les explosions. Ralentissez. Vous stopperez.
— Ils lèvent les bras… Vous croyez que c’est une ruse ?
— Sait-on jamais !
C’est alors que deux hommes du commando parurent vouloir entrer en communication avec eux. Ils ne disposaient d’aucun émetteur mais agitaient quelque chose de blanc. Gus brancha le haut-parleur extérieur.
— Approchez, vous deux. Si vous comptez toujours faire sauter la banquise nous vous détruirons avant d’être engloutis. Nous disposons d’une force de feu illimitée.
Et pour prouver ses dires, il appuya sur la mise à feu d’un missile bâbord. Celui-ci jaillit d’un sabord et fonça à ras de la banquise, percuta un amoncellement de congères qu’il éparpilla en un champignon de glaçons énormes.
Les Fédéraux durent se plaquer au sol, protéger leurs têtes avec leurs bras.
Lorsque tout fut redevenu calme, les deux hommes de la Force fédérale d’intervention agitèrent leur drapeau blanc, puis saisirent un corps étendu et avancèrent en le portant.
— Un blessé ? s’étonna Yeuse.
— Il y a un autre homme également allongé. Je crois voir du sang.
Les deux Fédéraux s’immobilisèrent à dix mètres de la machine, saisirent le corps de façon à le maintenir debout.
— Un Aiguilleur, dit Yeuse. Mort certainement.
— Je comprends. Ils ont tué leur officier qui voulait faire sauter la banquise.
Il les interpella dans le haut-parleur :
— Nous allons vous embarquer dans notre machine et nous vous abandonnerons dans une station, la prochaine que nous rencontrerons sur cette ligne au Sud. Mais à deux conditions. Vous vous débarrassez de vos armes…
Les uns après les autres ils allèrent les déposer en un seul tas à gauche de la voie ferrée.
— Vous allez ensuite déboulonner les rails tordus, quand nous aurons déblayé les carcasses de vos blindés. Nous rebâtirons une voie ensuite. À bord vous trouverez de quoi vous réchauffer et vous nourrir.
Une porte située plus bas leur permettait d’accéder à une des cales. Celle-ci, parfaitement isolée du reste de la machine, constituerait une sorte de prison. Yeuse accepta d’aller y déposer de la nourriture et de quoi faire du thé. Gus roula doucement vers les blindés détruits.